CEUX DU TERRAIN

par Marc PATAUT

« Au Cornillon, dans la Plaine Saint-Denis (750 hectares situés au Nord de Paris), là où s’est construit le Grand Stade de France, vivait une communauté d’individus Sans Domiciliation Fixe, certains depuis treize ans. Pour presque tous, ce ne fut pas un accident de parcours, ce fut une installation. La construction de cabanes, l’organisation pour vivre, seul, avec d’autres. Pendant plus de deux ans, de l’annonce officielle de l’édification du stade, à la dernière expulsion en mai 1995, Marc Pataut a entrepris un patient travail photographique par lequel il a mêlé son intimité à celle qu’avait su costruire cette communauté précaire. »

Texte issu de l’ouvrage Ceux du terrain, 1997, Texte avec des photos de Marc Pataut, suivi d’un texte critique de Jean-François Chevrier, Ne Pas Plier, 52 pages

« Jeudi, le 19 janvier 1995, le long du canal Saint-Denis, un ciel plombé d’hiver. Marc me montre l’écluse, cinquante mètres plus bas. C’est là qu’ils allaient chercher l’eau. C’était le passé, quand ils vivaient sur le terrain, enfin ceux dont on va parler, Noël, Stéphane, Joël, Guy, Eliane, leurs deux filles Natacha et Séléna, il y avait aussi, que je n’ai pas connu, Slavek qui est reparti à Prague, Alain qui avait sa cabane à côté de Joël, Germain et sa fille qui se barricadaient à l’écart des autres. Les uns après les autres sont venus s’installer là, un jour. Certains y vivront sept ans, cinq ans, quatre ans, Noël lui ce sera treize ans, d’autres quelques mois. Pour presque tous ce ne fut donc pas un accident de parcours, ce fut une installation. Une décision prise.

La construction de cabanes, l’organisation pour vivre, seul, avec d’autres, une vie à soi digne, quotidienne, à travers les saisons sur un terrain qui tenait par endroits de la prairie, aux portes de Paris, en contrebas de la A 1 et de la A 86. Aujourd’hui il n’y a plus que Noël sur le terrain. […] Le terrain a été retenu pour la construction du Grand Stade, en vue de la coupe du monde de football en 1998. Les expulsions sont méthodiques. Dans quelques mois démarre le chantier. […] Des gravats, des fers à bétons tordus s’amoncellent, attendent comme des questions sans réponse. […]
Seul Noël résiste, il vit là, dans sa tente, en bordure du terrain comme dans la limite extrême, délogé déjà plusieurs fois. […]

De la vie vécue là, du bonheur qui a existé malgré les conditions et dont chacun parle, il reste leurs souvenirs, et les photos de Marc. Noël n’a pas voulu reconstruire, il a planté la tente qu’on lui a donnée l’été 94 et cet hiver il l’a bâchée de plastique contre le froid, le vent glacial. Il attend, il est en attente depuis dix mois d’un logement annoncé. Il s’est aperçu que c’était le gage d’un contrat-piège. Un logement au sein d’un foyer, sans indépendance, sans autonomie, sans liberté. Noël s’est toujours assumé seul, et le revendique.

Comme tous ceux qui vivaient sur le terrain. Ne se fiant qu’à leurs forces, leur ingénuité, leur malice, leur endurance, pour s’accorder avec leur goût de la vie. C’était vrai l’été surtout, avec la vie dehors, les repas devant les cabanes, les parties de pétanque. Il y a quinze ans, Noël s’est trouvé du jour au lendemain sans logement à la sortie de deux mois de préventive pour une bagarre qui avait mal tourné et deux policiers frappés. Sa femme avec sa fille partie, sans laisser d’adresse, l’appartement rendu. Je n’ai pas voulu me réinsérer, j’ai préféré me débrouiller. […] J’ai été délogé, j’ai retrouvé un endroit près du canal, puis les bulldozers sont arrivés, ils ont détruit ma cabane. Alors je suis venu sur le terrain. J’étais le premier à m’installer.
[…] c’est le passé qui leur manque, la vie entre amis, l’entraide et la compréhension qu’ils connaissaient. Par nécessité, et parce que c’est leur mode de vie, leur rapport à la vie. Quand Stéphane rappelle cette époque sur le terrain, il y a dans sa voix une ferveur qui dit la joie et la liberté qu’il ressentait dans ces moments, définitivement perdus depuis qu’il vit seul dans son préfabriqué posé à un coin de rues. Il est confronté tous les jours à la bagarre possible. Des types agressifs rôdent, l’interpellent, se moquent. On lui volera sa carte d’identité, dont il était si fier puisqu’elle avait porté à la mention du domicile : « Terrain du Cornillon, Saint-Denis ». […]

Joël ne dort pas de la nuit à cause du bruit. Le calme du terrain lui manque, la place autour. L’espace autour de soi, c’était une sorte de respect. Vendredi 31 mars, nous allons rendre visite à Noël dans son nouveau logement à Bondy. […] Noël paraît tellement mieux là où il est aujourd’hui. D’avoir un lieu qui le protège lui a redonné un temps à lui. Joël parle peu et encore moins depuis qu’on lui a fait quitter sa cabane sur le terrain. Aujourd’hui il paraît aux abois. Sur les photos qu’a prises Marc à l’époque du terrain je ne le reconnais pas. Je vois un homme solide, au visage serein. Il a maigri, il paraît épuisé nerveusement. Il n’aime pas cet appartement au rez-de-chaussée sur la rue, il se tient dans la chambre parce que la grande fenêtre donne sur un petit bout de terrain où arrive le soleil. Il va tout lâcher, partir. Noël pense que c’est une folie d’abandonner un logement si difficile à obtenir. Ce n’était pas sur le terrain, c’est relogé dans cet appartement, que Joël se sent mal, déraciné, en trop, sans joie, sans réalité. Il sent une telle violence en lui, il le raconte à Marc, contre le voisin noir et ses amis qui se couchent tard et font du bruit, contre les Arabes qui dans la rue l’agressent, une telle violence en lui, à vouloir les tuer, une violence qui lui fait mal, dit-il. […] »

Du 09.10.24 au 31.01.25

AGENDA

CEUX DU TERRAIN
Marc PATAUT
Côté Jardins Solidaires  – 25 imp. Bellegarde, 3000 Nîmes.

Précision du lieu : 206 Avenue Pierre Mendès France, Route d’Arles, (bus Nº 9 : Arrêt Platanettes)

Vernissage le 11 octobre à 12h.